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La Part Manquante
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La Part Manquante
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17 juin 2009

Un Livre Improbable...

3- La Chambre-Musée


  Le gros savon jaune est devenu tout petit. Il a rejoint les autres morceaux dans le porte-savon accroché au-dessus du lavabo. Aujourd’hui, Catherine et son père n’iront pas en forêt, ni à la ferme. Ils sont invités à boire le café chez des gens que Catherine ne connaît pas. Papa lui a expliqué qu’ils retrouveraient Flo, une amie. Catherine la connaît déjà, elle vient de temps en temps le samedi ou le dimanche se promener en forêt. C’est Flo qui a eu l’idée de faire des couronnes ou des sifflets avec des feuilles de châtaigniers.

  Catherine et son père prennent la voiture et s’en vont à leur rendez-vous. Il faut monter trois étages à pieds, c’est haut mais le dernier est plus facile sur les épaules de Papa ! Une dame ouvre la porte. Le fauteuil, que l’on voit de l’entrée, est vide. On perçoit une grosse voix.

« Bonjour Catherine, dit la dame, comme tu es mignonne ! »

Catherine fait un baiser à la dame, elle a l’air gentil, on dirait une mamie. On entend toujours la grosse voix:

« Tu ne vas pas les laisser dans l’entrée, Mémé ! ».

  Flo apparaît et prend Catherine dans ses bras pour lui faire deux énormes baisers sur les joues. Elle dit aussi bonjour à Papa. Flo emmène Catherine dans la salle au fauteuil vide. Il y a une très grande table. Au bout, il y a un monsieur assis devant une tasse à café. Il y a des assiettes à dessert. On dirait qu’on va manger du gâteau.
C’est le monsieur du bout de la table qui a la grosse voix. Flo s’approche de lui pour que Catherine l’embrasse. On dirait un papy.

" Dis bonjour à Pépé"

  Le père de Catherine serre la main du pépé. Catherine se sent en confiance : elle discute avec la mémé, lui raconte la forêt, la ferme, les chèvres, le jeu du « savon-perdu ». Catherine prend deux fois du gâteau et le mange comme les grands dans une petite assiette. Dans l’assiette à dessert, il y a une fleur rose et un trait doré sur le bord. Maman détesterait ces assiettes… La petite cuiller a un drôle de goût, on dirait une vieille petite cuiller. Catherine boit du jus d’orange. Elle est sage, très sage, elle regarde son père pour être sûre qu’il ne rate pas le cadeau-sagesse de sa grande fille. Il semble fier et satisfait, il sourit à Catherine en hochant la tête et clignant des yeux. Ils se sont compris.

  Tout l’après-midi, on parle, on mange du gâteau dans les assiettes à fleur rose avec des petites cuillers qui ont mauvais goût, on boit du jus d’orange, du cidre ou du café. Puis le père de Catherine se lève pour annoncer le départ. Catherine va sur les genoux de Flo et fait comprendre qu’elle ne veut pas partir tout de suite. Elle voudrait encore lui faire un câlin. Papa est d’accord…

  Il est maintenant temps de rentrer. Catherine embrasse le pépé et la mémé. Son père les salue également et dit à Flo qu’ils se verront demain. Lorsque Papa demande à Catherine d’embrasser Flo, elle se précipite dans les bras paternels en lançant :

« Pourquoi elle vient pas avec nous à la maison ? ».

  Sans comprendre pourquoi, Catherine voit se dessiner deux larges sourires sur les lèvres de son père et de son amie. Flo part au bout de l’appartement et revient avec deux valises. Papa en prend une et pose Catherine par terre. Les deux adultes donnent chacun leur main libre à Catherine. « Nous passerons prendre le reste de tes affaires dans la semaine » dit Papa à Flo. Ils rentrent tous les trois à la maison. Flo n’a jamais ressorti ses valises.

« Tu te rappelles le coup des valises ? » demande Catherine à Flo.

  A quinze ans, Catherine essaye de se rappeler des histoires. Flo sourit et lui raconte son souvenir. A cette époque, elle vivait avec le père de Catherine mais elle retournait chez ses parents chaque fois que Catherine venait en week-end chez Papa. Quelques fois elle venait juste passer un après-midi avec eux. La veille de ce samedi-là, le père de Catherine lui avait dit qu’elle ne reviendrait à la maison que si sa petite fille le voulait. Flo était donc rentrée chez ses parents avec toutes ses affaires. Si Catherine ne demandait pas à Flo de venir à la maison alors ce serait fini avec Papa.

  En pleine adolescence, Catherine n’en croit pas ses oreilles. Elle éprouve un étrange sentiment de responsabilité excessive et de flatterie. Comment son père a-t-il pu lui donner toute cette importance ? Comment aurait-il pu sacrifier un amour rien que pour elle ? Et si elle n’avait rien dit ce samedi-là ? C’est fou, l’amour est vraiment complexe !

  Flo continue de raconter son souvenir en riant, elle dit que ce jour là, son avenir dépendait d’une petite fille de trois ans. Elle avait compris, dans cette roulette russe, que jamais elle n’aurait la première place dans le cœur du père de Catherine et malgré tout elle avait accepté le second plan qu’il lui offrait. Comment peut-on avoir un cœur aussi grand pour donner autant d’amour et le partager équitablement sans faillir ?
Les jours qui ont suivi, rituellement, Papa dépliait le canapé-lit, les plateaux-télé se dégustaient à trois. Catherine s’endormait, son père la portait dans son lit. Car depuis que Flo vivait à la maison, Catherine avait son lit dans sa chambre à elle. C’est elle qui avait choisi le papier-peint : fond bleu pétrole avec de grosses fleurs à pétales rose et ocre et les tiges vertes (une horreur !). Ce dont Catherine se souvenait, c’est que le dimanche matin, elle allait rejoindre son père dans son grand lit pour lui faire un câlin et Flo dormait dans le canapé. Flo raconte que vers cinq heures du matin seulement, elle allait dans le canapé, juste avant que Catherine se réveille.

  Catherine comprend alors que depuis plus de dix ans, Flo a laissé sa place si souvent…

  Un dimanche matin, la petite Catherine, de presque trois ans, avait demandé à son père si elle pouvait aller chercher Flo pour faire un câlin tous les trois. Depuis ce dimanche, Papa déplie le canapé, juste le temps des plateaux-télé à trois et il le replie avant d’aller se coucher. Quant à Catherine, elle va dormir, comme une grande, dans sa chambre au papier-peint fleuri de rose pourvu que la porte ne soit pas fermée…



  Sa mère et le « copain Jojo » ont trouvé un appartement plus grand dans le douzième arrondissement de Paris. Catherine a une chambre pour elle toute seule. Elle n’a pas choisi le papier-peint, d’ailleurs ce n’en est pas. Il y a de grandes toiles imprimées de fleurs, de paons, de feuilles, tendues sur les murs.
La chambre est grande, très grande. La première fois que Catherine est entrée dans cette nouvelle maison, elle a eu l’impression d’être dans un château : du bois par terre, des moulures aux portes, des lustres brillants et une grande chambre rien que pour elle. Finalement, le pire qu’elle craignait ne semblait pas si épouvantable…

  Elle a un grand lit avec un baldaquin, un vrai lit de princesse ! Il y a, surtout, sur la cheminée, une horloge avec un cadran où apparaissent le soleil et la lune suivant le moment de la journée. Elle sonne toutes les heures et Maman dit qu’elle sonne comme Big Ben à Londres, en Angleterre. Il y a aussi cette tirelire, qui représente un coq, que sa mère lui a ramené de vacances en Espagne. Dans sa tirelire, Catherine a trois grosses pièces argentées de cinq francs. C’est le trésor de la princesse. Bref, une chambre magnifique qui ressemble un peu à un musée. Quant à la chambre de sa mère et du « copain Jojo », Catherine ne saurait pas la décrire. De toute façon elle n’a pas le droit d’y aller, jamais.

  Heureusement qu’il reste « Le Corbeau et Le Renard » avec les tranches de pain d’épice beurrées, pour les goûters-câlins…avant que le « copain Jojo » rentre dans le plus grand appartement.
Le soir, lorsque Catherine doit aller se coucher, sa mère ferme la porte. Alors le baldaquin fait une ombre monstrueuse sur le mur gigantesque ; le tic-tac de l’horloge devient angoissant et Big Ben a tout d’un glas lugubre. Quand tout le monde dort, Catherine se lève pour entrouvrir la porte de sa chambre afin d’être sûre de pouvoir s’échapper lorsque le coq-tirelire s’animera en faisant trébucher les trois pièces d’argent. Quand le « copain Jojo » se lève, tôt, il ferme la porte. Au petit-déjeuner, il dit que seuls les bébés dorment avec la porte ouverte. Désormais, la porte devra être fermée.
Qu’importe, après quatorze jours de porte fermée, Catherine pourra dormir la porte grande ouverte dans sa chambre au papier-peint à grosses fleurs roses, pour aller plus vite faire de gros câlins à Papa…



  « Attention, tu vas tomber ! » crie le père de Catherine à Marie âgée de 18 mois.

  « Laisse-la faire, il faut bien qu’elle apprenne… » lance Catherine à son père en levant les yeux au ciel et en offrant un large sourire sécurisant à sa fille.

  La fillette jette un coup d’œil à son grand-père et s’élance de plus belle vers les bras tendus de sa mère. Marie a mis du temps à faire ses premiers pas mais il lui a fallu prendre confiance en elle et éprouver ses capacités . Papy a toujours été comme cela et Catherine trouve bien souvent que son père exagère dans ses comportements de prévention des incidents dits domestiques et pourtant…



  Catherine a maintenant trois ans. Ce week-end, elle est chez son père. Haute comme trois potirons, joufflue, les cheveux bruns bouclés, elle va dénicher, dans le buffet bas à trois portes, jaune, en Formica, de la cuisine, quelques sucreries. Sur le buffet, s’entassent quelques pots : farine, sucre en poudre, gros sel… Au centre trône Pipo dans son bocal en verre : fier poisson rouge nageant en eau trouble…

  Catherine entre dans la cuisine d’un pas décidé et tire une des portes du buffet. Mal calé, le placard bascule et le bocal de Pipo s’écrase en mille étoiles de verre sur la tête de la fillette. Catherine hurle, le visage ensanglanté. Papa et Flo accourent ; sans hésiter ils emmènent Catherine à la Clinique la plus proche, la croyant défigurée à jamais.

  Le docteur ôte un à un une dizaine d’éclats de verre du visage de Catherine qui, finalement sort des urgences avec trois « papillons » ( petits morceaux de sparadrap spécial pour permettre la cicatrisation de plaies moyennement profondes). On dira qu’il y a eu plus de peur que de mal…

  On rentre à la maison et pour se remettre de ses émotions, Catherine a le droit à un bonbon. Et Pipo ? Il a passé trois bonnes heures dans la poudre de « l’ami Ricoré ». La caféine a du le doper, il n’est pas mort. Flo le met dans une bassine d’eau et Pipo se remet à nager. Désormais, il séjournera dans un bocal en plastique ! Il survivra cinq ans à cette aventure.

  Catherine a une cicatrice visible au visage, à gauche du nez et deux centimètres au-dessus de la lèvre supérieure. D’autres, moins visibles, peuplent son nez retroussé.

  Comment son père a-t-il pu négliger le déséquilibre du buffet ? Lui qui prévient, qui prévoit, qui anticipe chaque geste de la fillette pour éviter le moindre incident. Comment a-t-il pu ne pas envisager que Catherine transgresserait l’interdiction d’entrer seule dans la cuisine ?


  La gourmandise de ses trois ans lui laissera un vilain défaut…

(extrait d'un livre improbable, gardien de souvenirs tels que la mémoire les restitue)

vous pouvez lire ou relire l'épisode précédent ICI et le premier épisode LA

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Commentaires
B
Des souvenirs d'enfance ? C'est émouvant... Et joliment raconté !
S
C'est toujours aussi beau !!! Bravo ! Bonne soirée. Bisous, Sandrine.
Z
Tu fais vivre ces personnages très concrètement pour nous. Une superbe histoire d'amour filial !!!
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